La société met en avant le mérite mais elle devient impitoyable, en oubliant les besoins. Le risque? La légitimation éthique de l'inégalité. L'antidote au mal de notre siècle? La révolution de la gratuité.
Par Luigino Bruni
Publié sur Corriere della Sera - Supplemento Buone Notizie du 11/12/2018
La méritocratie est entrain de devenir la nouvelle religion de notre époque, dont les dogmes sont la culpabilisation du pauvre et l'éloge de l'inégalité. Son origine se perd en fait dans l'histoire des religions et des cultes idolâtres. La Bible (les prophètes et surtout Job) et le Christianisme ont tenté une véritable révolution anti-méritocratique, avec un succès limité. Pour la comprendre il suffirait de lire la parabole de l'ouvrier de la dernière heure, et sa politique salariale anti-méritocratique ; ou bien de prendre au sérieux le « frère aîné » dans le récit du Fils prodigue, qui reprochera au père miséricordieux de ne pas avoir suivi le registre méritocratique. La miséricorde est à l'opposé de la méritocratie : nous ne sommes pas pardonnées parce que nous le méritons, mais c'est précisément la condition de démérite qui l'engendre. Les sociétés méritocratiques sont impitoyables. Malgré cela, l'antique théologie méritocratique a continué à influencer l'Occident.
Poutant, jusqu'à récemment, nous n'avions jamais pensé à édifier une société entièrement et principalement méritocratique. Armée, sport, science, école étaient des milieux à forte tendance méritocratique, mais d'autres sphères majeures de la vie étaient régies par des logiques différentes et parfois opposées. Dans les églises, dans la famille, dans le soin, dans la société civile, le critère de base n'était pas le mérite mais le besoin, mot important aujourd'hui oublié. De plus, l'entreprise et le marché ne sont pas des milieux méritocratiques, car les choix adviennent sur la base d'information ex ante tandis que les résultats dépendent en grande partie d'événements post ante imprévus et souvent imprévisibles.
Parmi les entrepreneurs qui ont réussi, il y a beaucoup de démérites qui ne sont récompensés que par hasard, et parmi ceux qui ont failli, il y a beaucoup de mérites qui ont simplement trouvé le vent défavorable. Or c'est justement le business qui est le principal vecteur de méritocratie. Un autre paradoxe, encore plus surprenant, d'une méritocratie du business produite principalement par le monde anglo-saxon et les États Unis dont l'humanisme est né de la polémique radicale de Luther et Calvin contre le « salut par le mérite ». La nouveauté de notre capitalisme est l'extension de la méritocratie à tous les environnements de la vie civile, avec comme première et significative conséquence la légitimation éthique de l'inégalité, qui de mal à combattre est entrain de devenir une valeur à défendre et à promouvoir. Il y a trois étapes : 1/ on commence par considérer le talent comme un mérite ; 2/ on continue en réduisant les nombreux mérites des personnes à seulement ceux qui sont les plus simples et les plus utiles (qui voit aujourd'hui les mérites de la compassion, de la douceur, de l'humilité?) ; 3/ Enfin on rémunère différemment les talents-mérites en amplifiant les distances entre les personnes, en oubliant radicalement le rôle décisif que le hasard et la providence exercent sur nos talents. Ainsi si je suis l'enfant de parents cultivés et que je grandis dans un Pays avec beaucoup de biens publics, quand je prendrai ma retraite la distance par rapport à mes concitoyens venus au monde avec moins de mérites se sera multiplié par un facteur de l'ordre de dix ou cent.
A l'article 34 de notre Constitution on lit : « Les personnes capables et méritantes, même sans moyens, ont le droit d'atteindre les plus hauts niveaux d'études ». Une formulation fruit d'une société encore hiérarchique et de classes, car ceux qui devraient être mis dans le conditions d'atteindre « les plus hauts niveaux » ce ne sont pas tant ni seulement les personnes capables, mais les personnes moins capables, car le fait d'être plus ou moins capables n'est pas une question de mérite mais de conditions sociales et d'environnement en partie héréditaires. Si donc un système social ne récompense que ceux qui sont déjà capables, il ne fait rien d'autre que de laisser pour compte ceux qui sont moins capables (et qui le sont non pas à cause d'un quelconque démérite mais à cause de la vie).
Dans cette vague de religion méritocratique il serait plus que jamais urgent de revenir à l'antique critique qu'Augustin fait à Pélage . Augustin ne niait pas l'existence chez les personnes de talents et d'engagement qui peut engendrer ces actions ou situations éthiques que nous appelons mérites (du latin merere : gagner)1 L'argument décisif pour Augustin concerne la nature des dons et des mérites. Pour lui ils étaient charis, grâce, gratuité. Les mérites ne sont pas notre mérite, sauf en faible partie, une partie trop infime pour en faire le mur porteur d'une civilisation. Voilà pourquoi un effet collatéral important d'une culture qui interprète les talents comme mérite et non comme don c'est une dramatique pénurie de gratitude. Pour comprendre l'augmentation des inégalités à notre époque, nous devons prendre très au sérieux l'avancée imperturbable de la théologie méritocratique. De même pour comprendre la culpabilisation des pauvres, toujours davantage vus comme déméritants et non comme malheureux. Car si le talent est le mérite, on a immédiatement l'équivalence entre démérite et faute. Et si les pauvres sont coupables je ne me sens aucun devoir de les aider. Les méritocraties ont un seul grand ennemi : la gratuité, elles la craignent plus que tout car elle est leur antidote. C'est seulement une révolution de la gratuité qui pourra nous libérer de cette nouvelle religion sans dieu.
1. NdT : merere est à la racine des mots italiens mercede : rétribution d'une prestation, d'un mérite, miséricorde et meretrice : prostituée